Le télétravail obligatoire a-t-il vraiment changé le plomb en or?
Secouées ces dernières années par les impacts du numérique sur les process internes, tout se passe comme si certaines entreprises étaient tentées de trouver dans le développement massif du télétravail, un remède miracle pour changer le plomb en or. Ou plutôt, l'opportunité, de faire craquer les dernières résistances face aux changements culturels et managériaux qu'elles cherchent à impulser.
Il est amusant de noter que cet engouement obsidional est à la hauteur des doutes qui jusque-là pesaient sur les télétravailleurs :
"Mais que faisaient-ils donc chez eux?"
"Etions-nous bien sûr qu'ils étaient bien dernière leur écran toute la journée?"
"Comment pouvait-on s'assurer de leur productivité, si ce n'est en s'assurant qu'on puisse bien les joindre à n'importe quel moment?" (question lancinante qui, dans les faits, poussaient parfois les télétravailleurs à faire acte d'une nouvelle forme de présentéisme, numérique cette fois)
"Mais que faites vous du management par l'objectif! " répondait-on aux plus frileux!
Pourtant, rien n'y faisait, tout en revendiquant de manager effectivement par les objectifs, la grande majorité des managers demeurait réticente au développement du télétravail. Quand on creusait, très vite le discours finissait par tourner sur lui-même: "Oui, je manage par les objectifs, mais quand même j'aimerai bien pouvoir être sûr que mon collaborateur donne le maximum de lui-même" . Et cela clôturait souvent la conversation qui ne pouvait se continuer au-delà.
Souvent, les entreprises qui prônent le management par l'objectif attendent en fait de leurs collaborateurs qu'ils répondent "au delà des attentes". Cet objectif de l'"au delà", en étant ni
défini, ni contextualisé, ni formalisé, fonctionne comme une "injonction paradoxale" *. Au bout du compte, tout se passe comme si, en ouvrant la porte à l'appreciation subjective alors
qu'elle affirme en même temps la mettre à distance, cette injonction ouvrait la porte à toutes les incertitudes. Comment en effet, évaluer cet "au delà" indéfini, si on ne dispose plus
des repères que fournit le presentéisme pour tenter de résoudre l'équation?
Que s'est il donc passé pendant le confinement pour que les résistances se soient en grande partie évanouies?
On ne compte plus les articles parlant de ces entreprises qui décident de faire du télétravail leur nouveau cheval de bataille. On voit se démultiplier les enquêtes internes qui cherchent à analyser dans quelle mesure on peut faire évoluer les pratiques (tout en regardant aussi comment rentabiliser les m2 qui pourraient être libérés par les télétravailleurs).
Pourtant, se contenter de constater que la diffusion du télétravail semble aller autant de soi aujourd'hui, qu'elle semblait constituer un problème hier, ce serait oublier deux choses :
le télétravail semble ne pas avoir eu beaucoup d'impact sur les relations managériales.
Quand il en a eu un, il semblerait qu'il ai plus joué le rôle d'un révélateur de la qualité, bonne ou tendue, de la relation préexistante, que celui d'un déclencheur. On peut donc douter de ses vertus en matière de dynamique de changement.
Le télétravail que nous avons vécu a été subi. Il est très différent d'un télétravail qui aurait été choisi. Or, s'il a pu lever en quelques semaines les résistances qu'il suscitait
jusque-là, ce n'est pas vraiment parce qu'on s'est rendu compte qu'on pouvait travailler aussi efficacement à distance qu'en presentiel. Même si cela peut jouer. C'est probablement plus largement
lié au fait que le coté obligatoire du confinement a permis de lever la pression induite par cette fameuse injonction paradoxale, justement.
Je pense que c'est surtout cela qui a contribué à rendre la relation des managers avec leurs collaborateurs beaucoup plus fluide.
Parce qu'il était indiscutable, obligé et répondait à une situation d'urgence sanitaire, le travail à distance a induit un soucis sincère de la santé tant physique que morale des relations professionnelles de chacun. Et cela, sans qu'on puisse à aucun moment soupçonner les managers de vouloir contrôler le travail de leurs équipes:
Parce que la bienveillance était de mise, face à tous les empiètements inévitables de la vie privée sur la vie professionnelle, il n'a au bout du compte, pu être question de se demander si certains en faisaient plus que d'autres. Alors même que chacun faisait ce qu'il pouvait face aux impondérables de l'épidémie, il a été encore moins possible de chercher à évaluer qui répondait "au delà des attentes", tant les repères de chacun étaient bouleversés.
Pourtant, hors du consensus ambiant pro télétravail, les plus jeunes semblent se rebiffer.
Avec surprise, les organisations sont en train de réaliser que les jeunes ne voudraient pas d'une généralisation massive du télétravail. (Le Monde 16/06/2020). Pourtant ce sont les mêmes qui expriment depuis longtemps, des attentes fortes concernant aussi bien le numérique, que le respect d'un meilleur équilibre pro-perso, l'instauration d'un management plus souple, d'espaces de travail moins rigides ou de process plus agiles.
Seraient-ils juste agaçants , tous ces jeunes, et trop immatures ou pas assez socialisés pour apprécier ce qu'on leur offre?
Je ne le pense pas. Bien au contraire!
Ce n'est pas la première fois que j'ai une intuition profonde à propos des jeunes générations: celle de mes enfants qui fréquente encore le monde étudiant, celle qui arrive aujourd'hui dans le monde du travail ou celle qui n'y est que depuis peu de temps. Il me semble qu'ils agissent souvent comme s'ils appréhendaient le monde d'aujourd'hui avec une lucidité étonnante. Un peu comme s'ils incarnaient dans leurs comportements, des réponses fines aux thèses sociologiques les plus pointues.
Tout se passe un peu comme si leur refus d'une diffusion massive du télétravail était un signal d'alerte à entendre. Comme s'ils pressentaient les risques encourus face à la généralisation d'une telle pratique, dans un monde où les organisations n'ont pas encore pris la peine de mettre à plat leurs propres contradictions. Comme s'ils ressentaient plus fortement le risque de voir un monde du travail à deux vitesses se dessiner (ceux qui ont les moyens de vivre un télétravail de qualité et les autres) qui finissent surtout par contribuer à renforcer la pression, et partant la toxicité potentielle, des paradoxes de la culture managériale.
Nous, les quinquas voire les quadras, bien installés, nous nous focalisons, après 20 ou 30 ans de travail en présentiel, sur les opportunités que permet cette nouvelle façon de travailler. Les plus jeunes, eux, nous signalent sans doute par leurs réticences, les zones d'ombre de la culture d'entreprise et de ses non dits, qu'il serait bien utile d'éclairer en toute lucidité.
* formule bien connue que l'on trouve dans les grilles d’évaluation annuelle de nombreuses entreprises et dont l'analyse a notamment été faite par De Gaulejac
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